De terre dénudée à forêt luxuriante
Pantation de jeunes pousses d'abres indigènes, île Grand Manan, N.-B. (Photo Aaron Dowding/CNC)
Imaginez une étendue de forêt côtière où des centaines d’espèces d’oiseaux migrateurs font escale pour se nourrir. Un lieu où le bruit des vagues et le chant des oiseaux résonnent, et où l’on peut parcourir des sentiers sinueux bordés de végétation luxuriante, à l’abri de la brise océanique. Même s’il faudra quelques générations pour le réaliser, tel est le rêve derrière la réserve naturelle d’oiseaux migrateurs de Grand Manan.
Située sur la côte sud de l’île Grand Manan, au Nouveau-Brunswick, cette réserve donne sur la baie de Fundy et l’immensité de l’océan Atlantique. Elle fait partie du Refuge d’oiseaux migrateurs (ROM) de l’île Grand Manan, une importante aire de migration et d’hivernage pour une variété d’oiseaux aquatiques. Près de 200 espèces d’oiseaux y ont été recensées, dont plusieurs sont en péril.
Les oiseaux n’ont toutefois pas toujours été les seuls résidents du secteur. On y retrouvait en effet une ferme familiale jusque dans les années 1970, date à laquelle elle a été abandonnée et finalement transformée en gravière. Puis, le paysage aride de cette partie de la réserve naturelle a été laissé à lui-même pour permettre à la végétation de repousser naturellement. Cependant, les plantes avaient du mal à se rétablir dans certains secteurs en raison du sol devenu dur et compact.
« Cela nous a donné une idée de ce à quoi pouvaient ressembler les paysages postglaciaires », déclare Aaron Dowding, responsable de l’intendance pour la région du Nouveau-Brunswick à Conservation de la nature Canada (CNC). Il savait d’emblée que la réserve naturelle finirait par retrouver sa splendeur d’origine; elle avait juste besoin d’un peu d’aide.
Sol ameubli par la création de buttes et de cuvettes, île Grand Manan, N.-B. (Photo Aaron Dowding/CNC)
En 2023, après deux ans de planification et de préparation, il a amorcé les travaux de réensauvagement sur l’île avec ses collègues. Tout d’abord, l’équipe a dû s’attaquer à la piètre qualité des sols, qui n’était pas propice à la croissance des plantes. Au lieu de faire venir des camions de terre végétale, elle a préféré travailler avec le sol existant. Elle a donc commencé par l’ameublir en creusant des trous à l’aide d’une excavatrice selon un schéma en damier, ce qui a formé des fosses et des monticules de terre meuble sur toute la superficie de l’ancienne gravière.
« Les arbres tombent naturellement sous l’effet du vent ou de l’âge, et si vous marchez en forêt, vous pouvez constater que les racines des arbres morts remontent et créent une surface irrégulière », explique M. Dowding. C’est ce paysage que l’équipe a voulu créer. Le sol meuble de ces fosses et monticules naturels retient l’humidité et permet aux racines des végétaux de s’enfoncer plus profondément dans le sol, ce qui améliore leur chance de survie. Cette technique de réensauvagement a été nommée la technique « Rough and loose » par son inventeur, David Polster.
Il fallait également veiller à ce que le sol ameubli et les jeunes plants d’arbres ne soient pas piétinés par le public. Avant les travaux d’excavation, il y avait de nombreux sentiers non officiels dans le secteur, qui permettaient aux membres de la collectivité locale de se déplacer entre les zones les plus fréquentées de l’île.
« Nous savions que nous devions conserver certains de ces sentiers en raison de leur importance pour la population de l’île », raconte M. Dowding. L’équipe s’est donc entretenue avec le plus grand nombre possible de personnes et s’est basée sur leurs commentaires pour déterminer quels sentiers étaient les plus importants pour la collectivité. Ainsi, certains de ces sentiers ont été préservés et officialisés, tandis que les autres ont été remblayés avec de la terre selon la méthode de David Polster pour favoriser la croissance des plantes. Ces anciens sentiers ont été bloqués à l’aide de rangées de pierres pour rappeler aux gens qu’ils étaient hors service.
Installation de chicots pour encourager la restauration par la présence d'oiseaux, île Grand Manan, N.-B. (Photo Aaron Dowding/CNC)
La prochaine étape consistait à planter des arbres. M. Dowding et ses collègues ont soigneusement sélectionné un assortiment de feuillus adaptés aux premiers stades de la succession, c’est-à-dire les premières espèces qui repousseraient naturellement dans ce secteur après une perturbation écologique. De plus, les espèces choisies devaient être des variétés indigènes de la région, adaptées aux environnements côtiers et capables de survivre dans un sol de mauvaise qualité. Certaines ont également été choisies en raison de leurs caractéristiques avantageuses pour la région. Par exemple, les graines du saule de Bebb, du bouleau gris et du bouleau blanc se dissémineront facilement au vent dans la zone dénudée vu leur légèreté. Quant à l’aulne vert, il captera l’azote et le stockera dans ses racines, ce qui contribuera à améliorer les conditions du sol.
Des graines prélevées sur des sumacs vinaigriers et des cornouillers stolonifères de la région ont également été répandues, et quelques espèces d’arbres adaptées à la deuxième phase de la succession ont été plantées, comme le chêne rouge, l’érable rouge, l’épinette blanche et le mélèze laricin. Lorsque le projet s’est achevé en 2024, 4 000 arbres avaient été plantés au total.
Enfin, le dernier volet du projet s’est avéré plus expérimental. Dirigée par Courtney Cameron, ancienne stagiaire à CNC puis étudiante à l’Université de Victoria, cette expérience a été nommée « restauration assistée par les oiseaux ». Le concept repose sur le comportement et les excréments des oiseaux, qui favorisent la dispersion naturelle des graines dans la zone dénudée. « Ce sont des travaux de restauration pour les oiseaux, par les oiseaux », affirme Mme Cameron.
L’équipe a collaboré avec une entreprise locale pour planter six arbres adultes au milieu des zones les plus improductives du site. L’objectif n’était pas qu’ils survivent, mais qu’ils deviennent des chicots pouvant servir aux oiseaux qui cherchent un lieu pour se reposer, s’alimenter ou chanter. Depuis leur perchoir sur le chicot, les oiseaux laisseront tomber au sol des excréments qui contiendront des graines et contribueront ainsi à les disperser.
« Les oiseaux s’alimentent habituellement le long de la lisière de la forêt, mais s’ils se rendent au centre, ils peuvent contribuer à créer de petites zones de recrû forestier », explique Mme Cameron. Cette dissémination naturelle des graines favorise également la diversité de la flore.
Le réensauvagement de l’ancienne gravière de la réserve naturelle d’oiseaux migrateurs de Grand Manan a été rendu possible grâce au Groupe Banque TD et au Fonds des solutions climatiques axées sur la nature, dont le soutien permet de financer des projets de restauration des paysages partout au Canada.
Bien que le processus de revégétalisation soit amorcé, il faudra des générations pour que cette partie de la réserve naturelle redevienne une forêt luxuriante. Pour l’instant, tout ce dont la terre a besoin, c’est qu’on veille à ce qu’elle se maintienne sur la bonne voie.
Même si la nature est puissante, elle a parfois besoin d’un coup de pouce pour remplir ses précieuses fonctions écologiques.